samedi 29 novembre 2008

Face au Nord

Elle se leva et lui tourna le dos, sorte d’effort contre nature nourri par la rage de l’arrivée trop hâtive de l’automne. Elle avait toujours eu l’habitude de se réjouir de ces odeurs enivrantes de terre et de froid, des nuages humides qui se forment autour des mots lorsqu’ils sont confiés, des crépuscules qui accourent de plus en plus vite pour couvrir la ville de ses longs baisers irisés. C’était toujours bon de voir apparaître les couleurs dansantes dans les arbres aux ombres allongées. Cette nuit était différente. C’était déjà l’hiver, sans autre préambule. Elle sentit sa hargne se transformer en pesanteur, également répartie dans tous ses membres, pour être ressentie partout, pour tout bien endolorir. La lourdeur qui écrasait sa gorge semblait insupportable : son visage se crispa graduellement, durcissant la douceur qui occupait habituellement ses traits. Et elle marcha, mit un pied après l’autre, dans une direction. Cap sur le loin. Infiniment plus loin.

Pourtant, plus elle s’éloignait, plus c’était lancinant, chacun de ses pas comme la lame d’un couteau plongé dans les méandres de sa peau froide. Pourtant, son désir d’y retourner en courant restait le plus horrible. Pourtant, les paysages sibériens reflétés dans ses yeux vides seraient les mêmes derrière ou devant ses pas. Les pans de son long manteau claquaient contre ses cuisses au rythme de ses nausées. Dégoût profond collé au palais, elle accueillit la froideur de septembre, faible tentative analgésique, priant pour qu’elle endorme de son austère berceuse ses pores devenus misanthropes. Car elle avait soudainement développé cette aversion pour le genre humain caractéristique d’un estropié rescapé de la guerre. Toujours un pas, puis un autre. Gens, faites place à la mariée ensanglantée et sa marche funèbre. L’écho des enclumes à ses pieds s’ajouta : c’étaient les grands murs de briques du vieux séminaire qui chantaient dans la nuit son Lacrymosa. Le frimas pénétrait son corps par rafales, et elle marchait.

Un autre pas, puis elle suffoqua. L’air ne la criblait plus qu’à travers ses sanglots, en de maigres tentatives pour sauver son corps, en attendant la douce accalmie du mausolée. Elle l’aurait accueillie avec soulagement, mais semble-t-il que bien d’autres saisons étaient à venir, malgré les apparences. Puis de l’eau salée sortit de sous ses cils, noyés par les assauts incessants de ses hoquets silencieux. Une larme pour un pas, pas après pas. Ses lèvres tremblantes ne goûtaient pas les caresses chaudes qui fuyaient sur son visage brisé. Elle continua de marcher, car elle ne savait que faire d’autre. Face au nord, maintenant c’était clair. De ce côté de la rose, l’horizon était dévasté par la froideur des ténèbres. Et ils glissaient maintenant vers elle, en une valse désarticulée. Pour l’instant, elle était épuisée par sa lourdeur, par ses sens engourdis. Elle s’arrêta enfin. Sa tête pesait de tous les pleurs bouillants qu’elle avait laissé échapper…Peut-être que…Si elle s’étendait dans le noir…Seulement un instant…Se reposer un peu…Rien qu’un peu…Peut-être que…

Écrit le 22 septembre 2008

1 commentaire:

  1. Depuis toujours je me dis que lorsque je marche, j'ai raison. Seul lieu de frottement avec le réel qui n'ait pas de mots malgré les maux et qui laissent affleurer quand même du sens. Il est du sens plus souffrant que d'autres. La beauté de ce texte suffit à en renouveler l'essence.
    Oxy

    RépondreEffacer

Un grain de poivre à ajouter?